Par Yves Guérard, FICA
Le communiqué portant sur l’Indice actuariel climatique (IAC), publié par l’ICA et d’autres associations actuarielles américaines, est le dernier avant la rencontre des signataires de l’Accord de Paris prévue à Glasgow en novembre. Elle montre qu’après des augmentations répétitives, la moyenne sur cinq ans se situe maintenant à 1,19 points au-dessus de celle observée pour la période de référence de 1961 à 1990. Ce qui est plus statistiquement significatif est que la tendance à la hausse, en dépit de faibles fluctuations dues à la variabilité climatique naturelle, montre une augmentation soutenue de la fréquence et de l’intensité des phénomènes météorologiques extrêmes. Selon les climatologues, cette augmentation est attribuable au réchauffement de la planète causé par l’accumulation des émissions de gaz à effet de serre (GES).
Les objectifs nationaux de réduction des GES n’atteignent pas les objectifs convenus
En vertu de l’Accord de Paris, les pays sont tenus d’établir des contributions déterminées au niveau national (CDN) à la réduction des GES afin de « limiter le réchauffement climatique à un niveau bien en deçà de 2 degrés, de préférence 1,5 degré Celsius, par rapport au niveau préindustriel » et de les mettre à jour tous les cinq ans, au besoin. La tendance à la hausse de l’IAC confirme les indications d’autres sources telles que le NOAA et la courbe de Keeling selon lesquelles les signataires devraient rehausser leurs engagements à l’égard des CDN lors de la première mise à jour quinquennale, prévue au départ en 2020. Le nombre élevé de feux de forêt, d’inondations et de canicules récemment enregistré à l’échelle mondiale ajoute aussi à l’urgence. Toutefois, la COVID-19 a eu pour effet de retarder la Conférence des Parties des Nations Unies sur les changements climatiques (COP 26). C’est donc en 2021 que la détermination des signataires à corriger le cours des événements sera mise à l’épreuve pour la première fois. Alors que les COP précédentes étaient parrainées par le secteur des combustibles fossiles, la décision de refuser le parrainage des grands pollueurs peut être considérée comme un signal positif.
La CCNUCC a publié un rapport synthèse des plus récentes CDN soumises en 2021 par les 191 signataires de l’Accord de Paris jusqu’au 30 juillet. Cela inclut les CDN du Canada, mais il en reste 78 autres à mettre à jour. Globalement les projections des CDN, y compris les engagements conditionnels, montrent que les émissions pourraient atteindre un sommet entre 2025 et 2030 et entraîner une augmentation de la température estimée à 2,7 °C (2,1 à 3,5) en fin de siècle, laissant prévoir de sérieuses conséquences.
Dans ce rapport synthèse, on rappelle aux parties que, selon le rapport spécial du GIEC de 2018, « Dans les trajectoires qui limitent le réchauffement planétaire à 1,5 °C sans dépassement ou avec un dépassement minime, les émissions anthropiques mondiales nettes de CO2 diminuent d’environ 45 % depuis les niveaux de 2010 jusqu’en 2030, devenant égales à zéro vers 2050. Pour limiter le réchauffement planétaire à moins de 2 °C, les émissions de CO2 devraient diminuer d’environ 25 % d’ici à 2030 dans la plupart des trajectoires (intervalle interquartile : 10-30 %) et devenir nulles vers 2070.
Dans le cadre d’une allocution d’ouverture à l’occasion de la 76e Assemblée générale des Nations Unies tenue le 21 septembre, le secrétaire général des Nations Unies, Antonio Guterres, a lancé une alerte : « À cinq semaines de la COP 26, plusieurs pays ne sont pas alignés sur ces objectifs. »
Le mois de septembre a offert une multitude d’activités liées au climat en lien avec l’Assemblée générale des Nations Unies. Un document particulièrement important, « United in Science 2021: A multi-organization high-level compilation of the latest climate science information », regroupe des données dont les actuaires peuvent avoir besoin pour gérer les risques liés aux changements climatiques.
Combler le grand écart entre les promesses et les objectifs
L’écart entre 1,5 °C et 2,7 °C comporte une grande marge d’incertitude que les actuaires ont à modéliser dans l’analyse de scénarios climatiques. Cela augmente l’incertitude dans les estimations liées aux actifs irrécupérables, ce qui a une incidence sur les placements et le financement bancaire, ainsi que sur les hypothèses actuarielles servant à apparier les valeurs actualisées des actifs et des passifs et accroître la viabilité.
Ce grand écart annonce des décisions difficiles pour la COP 26. Un côté positif du report de la conférence à 2021 est d’avoir permis de tirer des leçons de la pandémie de COVID-19. Ces leçons peuvent influencer les résultats de la COP 26 en facilitant l’acceptation de décisions fondées sur la science. Les leçons principales, selon moi, sont les suivantes :
- Tant les décisionnaires que la société civile doivent être mobilisés.
- Les messages doivent être cohérents afin d’éviter la confusion et l’hésitation.
- La mauvaise information entraîne des conséquences négatives importantes.
- Il est improbable qu’une approche reposant sur la bonne volonté permette d’atteindre les objectifs.
La nature a collaboré en démontrant en temps réel ce que peuvent être les impacts physiques du réchauffement climatique. Mais si l’expérience de la pandémie se projette sur un horizon de semaines ou de mois, celle du réchauffement climatique se manifeste sur un horizon d’années ou de décennies, ce qui rend l’imputabilité et l’attribution plus difficiles. Cela donne à penser qu’en complément d’une planification stratégique à long terme, il convient de mettre en œuvre des mesures à plus court terme afin de garantir l’atteinte des objectifs. Nous avons effectivement marqué des progrès en projetant le réchauffement climatique jusqu’en 2050 plutôt qu’à la fin du siècle et en accordant une plus grande attention à la crédibilité de la trajectoire. Les promesses de réduction des émissions d’ici 2050 sont appuyées par des jalons à plus court terme, par exemple 2030.
La transparence est essentielle pour prévenir la mauvaise information et neutraliser les fausses informations déjà en circulation. Plusieurs associations actuarielles offrent un accès libre et gratuit à des ressources fiables, dont la page des ressources sur les changements climatiques de l’ICA, où l’on peut trouver des liens permettant d’accéder à de l’information et à des données concernant le réchauffement mondial, les mesures d’atténuation et d’adaptation, et d’autres questions liées au climat. La profession actuarielle jouit de la crédibilité nécessaire pour promouvoir l’acceptabilité de renseignements fiables et éclairer les discussions sur les questions climatiques au sein de la société civile.
« En cas de pandémie, les actions d’une personne ont une incidence sur le bien-être des autres. Et chaque fois qu’il y a de telles externalités, le bien-être de la société nécessite une action collective : des réglementations visant à restreindre les comportements socialement nocifs et à promouvoir les comportements socialement bénéfiques. » [traduction]
Joseph E. Stiglitz, ancien économiste en chef de la Banque mondiale
L’expérience des actuaires dans l’utilisation de scénarios à long terme visant à trouver des solutions optimales s’appuyant sur les faits et sur de sains principes actuariels peut être exportée au-delà des domaines de pratique traditionnels pour faciliter aux décideurs la comparaison des options de politiques climatiques. La quatrième leçon ci-dessus indique que l’approche volontaire doit s’assortir de mesures d’incitation convaincantes. Les actuaires ne devraient pas hésiter à exploiter leur créativité et travailler en collaboration avec d’autres professionnels pour contribuer à l’élaboration de politiques concrètes et de mesures d’incitation efficaces pour faire avancer la décarbonisation.
Cette citation du renommé Joseph E. Stiglitz, lauréat d’un prix Nobel d’économie et ancien économiste en chef de la Banque mondiale, visait la pandémie, mais pourrait tout aussi bien se rapporter aux questions climatiques : « En cas de pandémie, les actions d’une personne ont une incidence sur le bien-être des autres. Et chaque fois qu’il y a de telles externalités, le bien-être de la société nécessite une action collective : des réglementations visant à restreindre les comportements socialement nocifs et à promouvoir les comportements socialement bénéfiques. » [traduction]
Les pays peinent encore à trouver le bon équilibre dans la gestion de la pandémie, mais devront relever un défi similaire pour parvenir à un consensus sur les objectifs climatiques mondiaux.
Les décisions issues de la COP 26 et la façon dont elles seront mises en œuvre pourront avoir un impact sur le travail actuariel
- Bien qu’à l’origine l’objectif de l’Accord de Paris ait été « inférieur à 2 °C », le consensus actuel vise désormais la cible ambitieuse de 1,5 °C. L’impact de ce demi-degré a été analysé en 2018 dans un rapport spécial du GIEC. Comme le réchauffement de la planète a déjà atteint 1,2 °C et que la concentration de CO2 a atteint un pic de 415,26 ppm en mai 2019, plusieurs entités, depuis les dirigeants du G7 à plus de 100 gouvernements nationaux et des milliers d’acteurs non étatiques, se sont ralliés à la cible de 1,5 °C dans le cadre de la campagne Objectif zéro émissions nettes d’ici 2050.
- Les recommandations du Groupe de travail sur l’information financière relative aux changements climatiques (TCFD) en 2017 sont appliquées sur base volontaire. Toutefois, le G7 et de nombreux autres organismes font pression pour que les rapports au TCFD deviennent obligatoires et comprennent un scénario commun, par exemple une trajectoire limitant le réchauffement à 1,8 °C en 2050. Les actuaires sont en mesure de fournir un modèle en s’inspirant de la déclaration des charges de retraite selon des modalités communes en dépit de différences dans les méthodes de financement utilisées et, en collaboration avec d’autres professionnels, de contribuer à fournir des directives appropriées. Cela faciliterait l’application des principes de l’environnement, du social et de la gouvernance (ESG).
- Bien que les CDN établies par les pays soient volontaires et non exécutoires en vertu de la loi, la COP 26 pourrait ajouter des dispositions contraignantes rendues plus acceptables pour tous les pays en établissant des règles uniformes. On pourrait, par exemple, imposer une taxe minimale sur le carbone, fixer un délai ferme pour la mise hors service des centrales électriques au charbon ou éliminer progressivement la vente de voitures émettant des GES, avec des conséquences commerciales concrètes pour les pays qui contreviennent aux exigences.
- Le virage vers une économie verte nécessite une coordination mondiale afin d’assurer une transition ordonnée vers de nouvelles infrastructures et l’accès continu à l’énergie, à la nourriture et à l’eau. La clé étant le financement, les Nations Unies ont nommé Mark Carney comme envoyé spécial des Nations Unies pour le financement de l’action climatique. Selon lui, le marché mondial du carbone pourrait atteindre 50 milliards $ US d’ici 2030. Éventuellement, les transferts des pays développés vers les pays en développement, qui sont les sources les plus probables de ces crédits, pourraient atteindre 100 milliards $ US par an. Les répercussions financières pourraient être considérables.
- La COP 26 pourrait offrir un forum aux débats relatifs à l’allocation de financement à l’extraction des métaux rares et entre des technologies concurrentes cruciales pour la gestion de l’intermittence de la production d’énergie à partir de panneaux solaires, éoliennes, et piles à hydrogène, à l’ammoniac (NH3) comme carburant de substitution pour les moteurs à combustion interne existants (y compris le moteur auxiliaire des voitures hybrides). À mon avis, le captage et le stockage du CO2 (CSC), autres que les puits naturels éprouvés comme les forêts, comporte des risques élevés et non nécessaires, sauf en tant que supplément à la décarbonisation, pour pallier un dépassement temporaire du niveau visé pour les émissions de GES.
Les actuaires peuvent aider à élargir l’Accord de Paris à l’adaptation et à la résilience
Au sens le plus large, l’accord initial était axé sur l’atténuation. Le monde dans lequel nous évoluons désormais doit, de façon urgente, s’orienter vers la résilience et l’adaptation, comme le suggère un récent communiqué des Nations Unies.
En tant que citoyens du monde et professionnels, les actuaires doivent accorder une certaine priorité à un avenir durable et respectueux du climat et contribuer à améliorer le bien-être collectif sur le plan financier et sociétal. Comme nous l’avons déjà fait, nous pouvons contribuer à améliorer les décisions politiques en matière climatique au Canada. Individuellement, au niveau national par l’intermédiaire de l’ICA et à l’échelle internationale par l’intermédiaire de l’Association actuarielle internationale, plus de 75 000 actuaires sont en mesure de contribuer à améliorer les décisions en matière climatique. Chaque geste compte! Les signataires de la COP 26 orientent les décisions politiques, mais ce qui compte pour les actuaires ce sont les particularités relatives à la mise en œuvre. Ils devraient donc être prêts à prendre part à l’élaboration de propositions claires, cohérentes et financièrement viables pour la gestion des risques financiers associés au climat.
À ce moment critique, je me sens obligé de répondre à l’appel à l’action sur les risques climatiques formulé dans l’énoncé « Il est temps d’agir », publié par l’ICA en septembre 2019, en me demandant « Quel rôle constructif pourrais-je jouer? ». J’ai également été motivé par le discours persuasif du Secrétaire général aux dirigeants mondiaux lors de la 76e Assemblée générale des Nations Unies : « Il est temps de tirer la sonnette d’alarme. Nous sommes au bord d’un précipice et nous allons dans la mauvaise direction. » [traduction]
Que l’on atteigne ou non de l’objectif de zéro émissions nettes en 2050 n’aura aucune importance pour moi, mais le plus jeune de mes quatre petits-enfants célébrera ses 43 ans cette année-là. Et les vôtres?
Yves Guérard, FICA, FSA, Hon. FIA, Ph.D. (hc), retraité depuis 1999, est resté actif sur le plan international. De 1997 à 2010, il était Secrétaire général de l’Association actuarielle internationale et depuis août 2019, membre de son Groupe de travail sur les risques climatiques. Il est membre de la Commission sur les changements climatiques et la viabilité de l’ICA et représente le Canada au sein du Groupe de travail sur l’Indice actuariel climatique. De 1984 à 1990, il a siégé au Conseil économique du Canada et au Groupe des conseillers principaux du vérificateur général du Canada de 1997 à 2015.
Cet article reflète l’opinion de l’auteur et il ne représente pas une position officielle de l’ICA.